Waltenberg, de Hédi Kaddour

                                           

 A première vue, Waltenberg, publié en 2005, est un roman formellement et structurellement réactionnaire. Les débuts des quatorze chapitres évoquent plus le roman du dix-neuvième siècle que les préoccupations de nos écrivains contemporains. Ces chapitres sont très longs, ont un titre, et commencent par une citation en exergue – de Fontenelle à Graham Greene – ce qui peut sembler un peu désuet… En outre, les sous-titres des chapitres pourraient paraître provocateurs aux tenants de l’autographie : « Où l’on voit la cavalerie française se lancer à l’assaut des rêves allemands. Où Hans Kappler se souvient de (…). Où meurt Alain-Fournier », lit-on sous le titre du premier chapitre. Ces sous-titres signalent ainsi le caractère essentiellement fictif du texte (Pierre Campion souligne cet aspect dès le titre de son article, « Défense et illustration de la fiction française », mis en ligne le 26 septembre 2005), le caractère central de la troisième personne et l’intérêt porté aux événements historiques, même ultérieurs à 1945 (alors que Nathalie Sarraute soulignait l’impossibilité, après l’Holocauste, d’inventer des histoires, et défendait « le petit fait vrai »).
Nous sommes donc loin du minimalisme actuellement à la mode, de l’authenticité des textes autographiques, et du thème dominant de la vie quotidienne. Il est donc légitime de se demander si Waltenberg est un roman rétrograde – et si, par exemple, il tient d’abord du roman de genre, notamment historique – pour délimiter ensuite les raisons qui ont motivé Kaddour à employer des procédés qui peuvent sembler datés.


Waltenberg est-il un roman de genre ?

Waltenberg est d’abord un roman historique, long de 800 pages, et qui parcourt le vingtième siècle, de 1914 à 1991 : 1914, c’est la fin d’un monde, celle qu’on lit par exemple dans Le Monde d’hier, de Stefan Zweig, et dans la Recherche proustienne ; et 1991, c’est la fin d’une période marquée par le communisme, la chute de Gorbatchev et le démantèlement de l’Union Soviétique. Le personnage de Lilstein évoque justement cette thématique de la fin : « je comprends seulement maintenant ce que pouvait être le sentiment d’un aristocrate allemand ou autrichien en 1918, celui d’un révolutionnaire vers 1935, au moment des procès de Moscou, la fin d’un monde, un autre monde qui arrive, où l’on n’a pas sa place (…) » (p. 362, en 1978)
Cependant, si l’histoire politique est centrale, il s’agit avant tout de son histoire cachée : les espions, les conseillers cachés et les séminaires informels décident secrètement de l’histoire du monde. Dès 1928, les conférences de Waltenberg, que Pierre Campion rattache justement à Davos, réunissent des économistes, des hommes politiques et des scientifiques, pour discuter et décider de mesures internationales. Keynes est présent, sous le nom de Meynes ; les philosophes Merken et Regel renvoient à Heidegger et à Cassirer. Par les liens qu’il montre entre les événements historiques et des individus puissants mais cachés, Waltenberg se rapproche même du roman d’espionnage tel que le conçoit Robert Littell, dont La Compagnie s’étend également sur plusieurs décennies, de 1950 à 2000. Mais le roman de Kaddour est plus européen, c’est-à-dire plus conscient de l’importance, pour la pensée européenne, des références au marxisme et à l’Union Soviétique. Lilstein et l’espion Morel, malgré leurs erreurs et leurs désillusions, ne sont ni antipathiques, ni nostalgiques : Kaddour veut avant tout rendre compte des errements de la pensée tels qu’ils s’incarnent en des personnages situés à des époques précises.
L’écriture semble d’abord au service de ce projet. Le style de Kaddour est en effet remarquable par son usage du discours indirect libre, composé de phrases juxtaposées et séparées par de simples virgules (on parle d’asyndète). C’est un moyen très efficace et d’une rapidité très actuelle pour rendre les pensées des personnages, et encore mieux, pour signifier le lien entre leurs pensées, leurs sensations, leurs paroles, et les actions qui les environne : la langue est une préoccupation majeure de Kaddour, mais en même temps, de manière contradictoire, cette langue semble surtout au service de l’histoire, elle permet au roman d’acquérir une vitesse. Kaddour l’a dit dans une interview, en 2006 (http://www.afrik.com/article9233.html) : « Je voulais des phrases qu’on ne devine pas trop vite, et que le lecteur se dise en permanence "il va arriver quelque chose". Des préoccupations un peu contradictoires donc : un roman qui aille au galop, comme l’aventure, mais investi de préoccupations esthétiques. Au fond, je ne voulais refaire ni Les Trois mousquetaires, ni La Montagne magique. Ce qui était intéressant, c’était de tenter de croiser les deux. »
La complexité du roman en découle : si Waltenberg n’est ni un simple roman historique (ou d’espionnage, ou d’aventures) dont le style singulier ne serait qu’un outil, ni un texte où la forme est la seule préoccupation, comment se combinent ces différents aspects ?


Une première originalité de Waltenberg tient à sa complexité : ce roman est historique, en raison de toutes les significations et de toutes les implications du mot « histoire »

D’abord, la structure d’ensemble du roman signifie l’importance de l’histoire, en évoquant les 1000 plateaux de Deleuze et Guattari, par l’alternance apparemment désordonnée des chapitres, qui se passent successivement en 1914 (deux fois), 1956 (deux fois), 1978 (deux fois), 1965 (deux fois), 1928 et 1929, 1969 (deux fois), et 1991 (deux fois). Waltenberg s’inscrit dans l’Histoire, et nous devons souligner d’emblée la polysémie de ce mot : outre les multiples petites histoires que vivent les personnages, il s’agit de l’histoire politique, de l’histoire de la philosophie (des personnages sont des philosophes, et le chapitre 13 porte un titre philosophique, « la raison est-elle historique ? », qui est le sujet d’une dissertation à laquelle réfléchit une étudiante), et de l’histoire de la littérature.
Toutes ces dimensions de l’histoire s’entrecroisent constamment, et analyser cet entrecroisement est essentiel pour bien saisir les enjeux du roman. Nous l’avons vu, les séminaires de Waltenberg réunissent notamment des philosophes, des politiciens et des écrivains, soit des spécialistes des trois grandes dimensions de l’histoire dont le roman se préoccupe.
Mieux encore, toutes ces dimensions sont liées ; page 110, en 1914, des personnages de roman sont montrés comme réels : « Partout, des Vosges à la Manche, on a commencé à se battre pour de simples points sur la carte, et Gilberte Swann a écrit à Marcel que le raidillon de Méséglise, bordé d’aubépines, et le champ de blé où soufflait le vent des amours d’enfance sont devenus cette cote 307 dont les journaux ont tant parlé. » Il ne s’agit pas seulement de signaler la fin d’un monde : il s’agit pour Kaddour de reprendre l’écriture du monde là où Proust l’a arrêtée, et de poursuivre la Recherche, ici actualisée par le passé composé et par le passage à un prosaïsme (« cette cote 307 ») qui est le signe d’un désenchantement ; l’enjeu est littéraire, il s’agit de montrer sans cesse, par de tels passages, le rapport complexe de la littérature à la réalité historique.
En ce sens, le personnage de ministre-écrivain qu’est Malraux (aux chapitres 7 et 8, en 1965) est un signe que l’histoire littéraire et l’histoire politique se recoupent constamment. Cependant, aucune solution n’est donnée au lecteur, car l’engagement politique de l’artiste est beaucoup plus problématique après 1945 que dans les années 1930 : l’écrivain Hans Kappler (dont les initiales sont celles de Hédi Kaddour, comme l’a remarqué Pierre Campion) ne cesse d’hésiter, après 1945, entre la France et la RDA, donc entre l’Ouest et l’Est, et ne se sent nulle part à sa place. Le lien entre la littérature et l’histoire politique ne peut pas être résolu, non plus que le lien entre la philosophie et l’histoire : la question « La raison est-elle historique ? » n’aboutit bien sûr à aucune conclusion – ni au matérialisme historique, ni à un absolu de la raison qui la rendrait indépendante de l’Histoire.
Waltenberg est donc un roman où se posent les questions des différents rapports à la réalité, notamment historique, de la littérature et de la pensée, mais sans qu’un sens puisse s’imposer. Car ce n’est pas le problème de Kaddour, qui est d’abord un écrivain : en ce sens, la notion de réalité lui importe moins que la notion de fiction ; plus précisément, il s’intéresse à ce qu’il advient de la définition traditionnelle de la fiction dès lors que l’écrivain prend ses modèles dans la réalité. A cet égard, le personnage de Malraux est d’autant plus intéressant qu’il retrouve, en 1965, le personnage de Max Goffard, qui fut le modèle du Clappique de La Condition humaine, et des pages fort vertigineuses montrent ce face-à-face, avec une grande richesse, puisqu’ils discutent notamment d’écriture littéraire, et avec beaucoup d’humour (qu’on imagine Balzac rencontrer son Vautrin !), comme le dit une jeune femme : « ce monsieur Goffard a du culot, aucun respect pour son auteur, il lui vole le rôle » (p. 426)
Le roman de Kaddour semble donc se contenter de mettre en jeu certains questionnements autour des liens entre l’Histoire, ou la réalité, et l’art, l’écriture, la fiction, la pensée politique et philosophique. Mais cela importe peu, au contraire : la recherche du sens n’est pas la préoccupation première de l’écrivain, et le lecteur, bien qu’un peu perdu, commence à saisir toute la cohérence du roman de Kaddour.


Evénement et juxtaposition, deux notions au centre de Waltenberg

D’abord, la notion d’événement est commune aux dimensions politiques, littéraires et philosophiques du roman. Au niveau historique, nous la lisons évidemment dans les dates des chapitres (la guerre, Budapest, la chute de l’URSS, la crise de 1929...). Philosophiquement, elle mériterait une étude poussée, qui partirait par exemple de ces paroles de Mme Merken, en 1929 : « l’avenir appartient à ceux qui sauront pousser les portes qui ouvrent sur le néant, les portes à coups de botte, déchaîner l’enthousiasme, appeler l’événement, le temps des événements, seule pourra survivre une philosophie qui marche avec ce temps, des gens audacieux sont prêts, ils sont grossiers, ils se moquent de la philosophie mais ils détiennent le secret qui remet l’Histoire en marche (…) » (p.587) En quoi cela fait-il écho à la pensée de Heidegger ? Et en quoi cela évoque-t-il la pensée hitlérienne ? Ouvrir « les portes à coup de botte » est une image presque transparente… Cette réflexion sur l’événement est donc ambivalente : cette pensée de Mme Merken peut avoir de la justesse, et souligner l’incapacité des philosophes à s’inscrire dans l’Histoire à cause de leur tendance à faire de la pensée un absolu ; mais plus que d’une pensée, il peut s’agir d’une prémonition, celle de la barbarie nazie qui ôtera sa valeur à la philosophie, en même temps qu’à la civilisation, et tout cela, « à coups de botte ». De nouveau, le roman n’apporte aucune réponse précise, aucune conclusion.
Ce n’est pas sa vocation. Il s’agit plutôt d’interroger la notion d’événement sous tous ses aspects, y compris littéraires : les histoires se mêlent à l’Histoire, et les événements individuels aux événements historiques. Une cohérence en découle, grâce à la mise en fiction, et grâce à la langue. A la complexité du monde et à la diversité des époques correspondent ainsi, dans chaque chapitre, la diversité des points de vue, et pour chacun de ces points de vue, en chacun des discours indirects libres qui sont si fréquents, la complexité de chaque personnage. La cohérence de Waltenberg tient à ce procédé de la juxtaposition : la juxtaposition des phrases au sein d’un même discours, et qui se rapportent aux sensations, regards, pensées et souvenirs de chaque personnage ; la juxtaposition des époques, de 1914 à 1991 ; la juxtaposition d’approches littéraires, politiques et philosophiques. Qu’on lise une seule page ou que l’on considère le roman tout entier, tout paraît fonctionner par juxtaposition : le livre possède cette cohérence, et l’on pourrait parler, comme Barthes, d’un « pluriel du texte » à tous les niveaux et résonnant avec la complexité de l’homme et du monde.


Très loin d’être la tentative d’un roman historique total, Waltenberg est un roman de la complexité centré sur un vide essentiel, sur un trou noir de l’histoire humaine

Si ce roman peut être inépuisable, ce n’est pas pour autant un livre total, ni même sa tentative, bien qu’il s’apparente souvent à la Recherche du temps perdu ou à La Montagne magique. D’une part, cette forme de totalisation est aujourd’hui impossible ; tout est trop complexe, et c’est plutôt la complexité, un foisonnement jubilatoire comme sa langue que Waltenberg recherche. D’autre part, Kaddour a aussi voulu écrire Les Trois mousquetaires… Un humour parcourt son roman, lié à une ouverture du sens dont les enjeux, nous allons le voir, sont essentiels et souvent très sombres.
A la vérité, ce roman est un piège : le narrateur s’adresse au lecteur avec un « vous » qui réfère peut-être à Butor, ou à Perec ; ce « vous » est un espion, et le lecteur peut croire qu’il s’agit pour lui de découvrir son identité, comme dans un roman policier. Il s’agit de Morel, l’historien, et cette profession est très significative, puisque le roman traverse l’histoire. Mais deviner cette identité est sans doute secondaire. Par contre, cette inscription du lecteur dans le roman grâce à l’usage de la deuxième personne signifie d’une certaine manière la responsabilité que nous portons dans la construction du sens du roman.
Très vite, en lisant Waltenberg, j’ai eu le sentiment qu’il s’agissait d’une somme consacrée à l’Histoire du vingtième siècle. Mais les chapitres ne suivant pas l’ordre chronologique, j’ignorais à quelle page allait être racontées les différentes époques. J’avais simplement des attentes, dont l’une, centrale, a été déçue : aucun chapitre ne se passe pendant la seconde guerre mondiale, ou pendant le nazisme. Et quand j’ai terminé de lire le roman, j’ai constaté que l’Holocauste n’avait presque pas été évoqué.
Or, il s’agit du centre du roman, mais de son centre obscur et comme indicible, de même que toutes les questions (sur l’historicité de la philosophie, par exemple) sont laissées sans réponse. C’est le centre de Waltenberg, et le lecteur doit s’interroger sur ce silence étrange : il n’est presque rien dit des camps de concentration, alors que le Goulag est souvent évoqué. Mais de très rares phrases suffisent, terribles, qui arrivent à la toute fin du roman, pages 779-780, avec les derniers mots sur l’histoire de Lena Hotspur, l’espionne qui part d’Allemagne en 1943 avec une « enveloppe » :
« Toute petite, l’enveloppe, microfilm d’un rapport, sur une estrade au milieu de la salle une chanteuse de fado couvre presque la conversation, une main sous la table, la dame hystérique est rentrée aux Etats-Unis dans son bel hydravion, avec des informations sur ce qui se passait en Pologne, un rapport, ça vient de plusieurs sources, des voies de chemin de fer qui arrivent au beau milieu de baraquements, des cheminées, des femmes, des gosses, juifs. »
C’est tout. Avec une dernière virgule extraordinaire.
Mais non, ce n’est pas tout. Car il faut reconsidérer les dates des 14 chapitres, et les remettre en ordre : 1914 deux fois, 1928 et 1929, 1956 deux fois, 1965 deux fois, 1978 deux fois, 1991 deux fois. Elles sont séparées par un intervalle de 13 ou 14 ans, sauf entre 1956 et 1965, et surtout entre 1929 et 1956, où l’intervalle est de 27 ans : 13 ans plus 14 ans, ou le contraire, ce qui signale que les chapitres centraux sont oubliés, eux qui tomberaient en 1942 ou 1943, donc pendant l’Holocauste. C’est une discrétion en parfaite cohérence avec l’évocation « des gosses, juifs », du paragraphe que j’ai cité. Waltenberg tourne autour de ce trou noir de l’histoire humaine, du vingtième siècle, qui est au cœur de nos consciences.
En cela, le roman rejoint bien les préoccupations des écrivains qui se demandaient s’il était possible d’écrire encore des romans après l’Holocauste. Cette question majeure, chez Sarraute comme chez Perec, fait de Waltenberg un texte conscient des problématiques littéraires contemporaines ; loin d’être un livre total, c’est, à cause de l’Holocauste, un livre pluriel et complexe mais nécessairement lacunaire. Il ne s’agit donc pas d’une somme historique, qui parcourrait complètement l’Histoire de 1917 à 1991, mais d’une représentation volontairement tronquée de l’Histoire, centrée sur un vide qui est en cohérence avec l’absence de connecteurs logiques dans les monologues intérieurs.


Des enjeux littéraires immenses sont impliqués par la cohérence comme par la lacune essentielle de ce roman de la complexité

Sa richesse ne peut pas être dissociée de l’histoire de la littérature. La thématisation de l’écriture et les personnages d’écrivains, d’Alain-Fournier à Malraux et à Hans Kappler, en sont un signe puissant. Quelque chose d’essentiel a poussé Kaddour à donner cette structure à son livre, et à écrire dans ce style fait de juxtapositions. « Une des tâches du roman est de lutter contre l’amnésie », a déclaré Kaddour, et ce travail de mémoire est décidément historique à tous les niveaux – il faut se souvenir de l’histoire des hommes, et de l’histoire des textes. Comme le dit Malraux page 480 : « matière première de l’écrivain : l’œuvre des autres ». L’absence de verbe conjugué sert ici à souligner le propos, qui rejoint celui de Kaddour.
L’auteur est d’ailleurs présent dans le roman, de même que le lecteur. Hans Kappler est décidément le double de Hédi Kaddour, comme on le voit page 497, où le discours indirect libre transcrit les pensées de Kappler, avec un glissement très significatif du « il » au « je » : « Tout ce dont il a envie pour le moment c’est de tenir un journal, comme Jules Renard, écrire par petits bonds, le style vertical, sans image, l’image cause la vieillesse du style, trouver chaque jour une note comme celle de l’ami timide qui s’essuie les pieds en sortant de chez les gens, ou celle de la femme qui se tait à gorge déployée, est-ce que j’aime vraiment Renard ? » Ce « il », c’est Kappler, et ce « je », c’est aussi Kappler parce que c’est une intervention du discours direct dans le discours indirect libre, mais en même temps il s’agit du « je » de Kaddour – dont le style, souvent, progresse « par petits bonds ».
Si Hans Kappler est le double angoissé voire raté de Kaddour, Max Goffard est peut-être, enfin, son double histrionique, dans un discours qui, en 1965, thématise l’un des enjeux de Waltenberg :
« Ah, les ogres, dit Max, foutus les ogres, nous, au moins, nous avions pris le siècle à la gorge, des ogres terrifiants, tout un roman, maintenant ils appellent ça l’aventure intérieure, mes baisades au Quartier Latin vues par le trou de la conscience, pas d’ogres, pas d’histoire, plus d’histoire, déprime de crétin amnésique, entre fenêtre et bidet, plus de personnage, des pronoms personnels, est-ce que j’ai une tête de pronom personnel ? des voyeurs, des pisse-trois-gouttes, ou alors le contraire, on devine tout avant d’avoir lu, plus rien, il n’y a plus d’ogres dans l’encrier, ni dans la chambre des dames, nulle part, plus d’ogres, plus d’aventure, chut, écoutez ! » (page 487)

Le sens de Waltenberg est peut-être finalement que « la fin de l’Histoire » proclamée par certains (depuis Fukuyama) est une erreur, car l’Histoire continue après 1991 et après Lilstein, avec ces jeunes gens que montre la fin du roman. Et dès lors que l’Histoire n’est pas terminée, des histoires sont possibles, suivant une exigence qui porte en creux la critique de l’autographie, comme l’a déclaré Kaddour : « j’ai cherché à soigner le déploiement des voix narratives et des voix de personnages. C’est l’essence même du roman - du moins quand on fait le choix de ce que Flaubert appelait l’"impersonnalité", ou la "mise en voix", quand on veut écrire autre chose que Maman bobo, Papa, où es-tu ? ou Mes baisades au quartier Latin. Être romancier, c’est créer du prisme, de la diffraction, des voix et des rythmes différents, et parfois superposés, toute une assemblée en mouvement. » Que ces « baisades au Quartier Latin » apparaissent dans une interview de l’auteur comme dans le discours d’un personnage est significatif : la littérature n’a pas à être didactique (pas de « jus de concepts », page 575) et n’a pas à se soumettre, ni au réel, ni à la pensée, mais elle n’est pas forcée au néant, ni, bien sûr, au minimalisme ; mieux, elle peut continuer à interroger de manière essentielle ses rapports à l’Histoire, à la pensée et au réel – à condition de s’inscrire elle-même dans son histoire propre, et d’inventer les structures et la langue qui donnent aux œuvres leurs cohérences.