American Psycho, de Bret Easton Ellis



La première puissance de Bret Easton Ellis, bien sûr, c'est d'avoir créé, en Patrick Bateman, un personnage aussi exemplaire des années 1980 : golden-boy cocaïnomane, new-yorkais, sexuellement libéré et actif, terriblement civilisé (perfection de ses goûts vestimentaires et culinaires), un peu snob (c'est forcément un parvenu, même si ses parents étaient riches[1]), – Bateman incarne à la perfection l'idéal (très eighties) de la réussite sociale, de l'être humain accompli à tous les niveaux – riche, civilisé, musclé, habillé avec classe, etc.… Jusqu'à sa morale individualiste, son cynisme social, et son dégoût de la misère (crasseuse, mal habillée) qui découle tout naturellement de cet individualisme forcené dont la première et unique règle est le triomphe des apparences.
La réussite du roman serait donc proportionnelle à celle de son personnage, comme un simple tableau d'époque et de mœurs dont les caractères essentiels seraient condensés dans Patrick Bateman, comme un exemple type de ce que peut devenir un homme s'il suit à la lettre les injonctions (tacites, mais toutes-puissantes) de son temps : adapte-toi! sois beau et fort! sois riche! et alors tu vivras ce que l'homme, de tout temps, a inventé de mieux (en vrac) : les restaurants à la mode, le sexe sans sentiments avec des femmes sophistiquées (du glamour à Glamorama, c'est toujours le même thème), les chaînes hi-fi ultra-perfectionnées, et les vêtements stylés!
Ainsi, en mélangeant aux plaisirs désirables (vantés sans cesse par Hollywood et les feuilletons télé, i.e. par le star-system) de ce personnage en pleine réussite les plaisirs apparemment contradictoires et choquants du serial-killer, Ellis parviendrait à faire croire que les plus atroces meurtres et l'idée eighties de la réussite participent de la même logique, et American Psycho serait donc une étude de mœurs (Ellis, un nouveau Balzac) peignant à la perfection, avec une pléthore de détails, les contradictions chaotiques d'un Occident amoral, hédoniste (au moins de façade) et superficiel, aspirant au raffinement civilisé de la grande cuisine mais restant malgré tout (malgré le mépris de l'intériorité, tué par le triomphe proclamé des apparences) meurtrier, c'est-à-dire animal. Car (je paraphrase Pascal) si celui qui désire trop être un homme (civilisé, en veste Armani, mangeant du hachis d'espadon à la moutarde de Kiwi) se rapproche forcément de la bête, alors Patrick Bateman trouve la résolution synthétique de ces contradictions (animal et civilisé) dans le meurtre en série, activité bestiale mais non dépourvue de raffinement, de calculs subtils, d'imagination très humaine… Le yuppie, en résumé, est donc un serial-killer en puissance ; et aussi quiconque obéit aux mêmes injonctions modernes de réussite sociale et d'adaptation, avec l'agressivité qu'elles supposent ; et c'est tout l'esprit individualiste des années 80 qui est ainsi atroce, comme s'il n'y avait aucun fossé entre l'homme moderne et le serial-killer (enjeu temporel du roman) et entre l'homme et la bête (enjeu intemporel du roman ; l'homme et l'animal, d'ailleurs, se rassemblent d'autant mieux que nous vivons dans un monde sans Dieu – tué par l'individualisme)…
Mais cela ne suffit pas pour expliquer pourquoi certains lecteurs sont choqués par American Psycho, ni pourquoi le roman fonctionne aussi bien. Car c'est le style froid et indifférent d'Ellis, aussi dépassionné que Bateman est insensible, la cause de notre fascination. A plusieurs reprises, par exemple, Bateman ramène chez lui une ou deux femmes, qu'il baise, puis torture et tue : et le ton du récit ne se modifie pas d'un pouce. Le meurtre est une jouissance, et un prolongement logique de la sexualité sans tendresse de Bateman : de même qu'il n'y a pas de différence majeure, pour lui, entre le sexe et le meurtre, de même y a-t-il continuité du style.
Et ainsi, l'apparence neutre et clinique de l'écriture d'Ellis est au contenu atroce d'American Psycho ce que l'apparence sociale honnête et parfaite (séduisante,…) de Bateman est à sa réalité meurtrière. C'est dire si le fond et la forme (comme en tout grand livre) sont analogues et indissociables. Ellis sait jouer de sa critique des apparences triomphantes (influencées par les films d'horreur que regarde Bateman : un livre de Guy Debord, dénonciateur de la société du spectacle, apparaît justement dans Glamorama) dans son écriture même : toute en apparences froides et stylées, elle laisse s'insinuer des indices de l'atrocité, comme par décrochages du récit[2]. Et c'est le propre d'une écriture perverse, à tous les niveaux : par la perversité psychique de Bateman ; par la perversité des deux jeux d'apparences, celui de Bateman avec ses connaissances (golden-boys, girls platines,…) et celui du style avec le lecteur ; et par la position de voyeur dans laquelle le lecteur est mis, pris au jeu car seul à connaître toute la vérité sur Bateman, d'où sa fascination morbide à guetter les passages où ces apparences se déchirent un peu et nous dévoilent le monstre.
Mais heureusement – ouf! – tout n'est pas si atroce : American Psycho est un livre plein d'humour! Certaines récurrences, comme des thèmes musicaux, donnent des repères au lecteur et grossissent encore plus le caractère obsessionnel de Bateman : "je dois rendre des vidéos", Armani, le Patty Winters Show, Donald Trump, Les Misérables (comédie de Broadway), le Dorsia (summum du restaurant chic), … Mais cet humour, comme le reste, n'a rien de gratuit, et participe à l'évolution du roman et à la logique de Bateman : Les Misérables (et, à la fin, L'opéra de Quat' Sous qui prend la tête d'affiche : les choses changent, mais continuent identiquement) font forcément penser aux clochards méprisés par Bateman et à son dégoût de la misère ; le détective qui, enquêtant sur la disparition de Paul Owen, va voir Bateman, porte la même veste Armani ; Bateman trouve excellent un Patty Winters Show double, consacré d'une part à une interview de Donald Trump (son idole, héros de la réussite financière) et d'autre part à des femmes torturées (p.331), i.e. les deux faces du schizophrénique Bateman ; et Bethany, son ex, ayant le malheur (pour elle) de sortir avec le patron du Dorsia (où Bateman ne peut pas entrer, malgré son envie), c'est pour cela qu'elle est tuée.
Ainsi, à mesure qu'American Psycho avance, ces liens se forgent entre ces thèmes récurrents : le roman se noue, la tension augmente ; et cela affirme la cohérence, malgré ses contradictions, du personnage de Bateman. Si bien que j'ai pu croire que cette progression se poursuivrait encore, et que le livre finirait autrement : Bateman, rentrant chez lui, allumerait le Patty Winters Show, consacré aujourd'hui à Landru[3] (donc une vie respectable) ; Bateman ôte ses mocassins A. Testoni, et met en marche une caméra ultra-miniaturisée Minos LX à pellicule de 9,5 mm, posée sur un trépied ; il dispose sur le parquet de faux chêne les pages d'un Times dont la couverture montre la photographie de Donald Trump ; puis va vers son placard et y prend son couteau à lame scie, une hache, son cintre ; s'assied en face de la caméra, et avec le couteau, pratique des entailles, ayant relevé la manche de sa veste Armani, sur son bras gauche dénudé ; le sang gicle en épais filets jusqu'à l'Ornica accroché au mur, mais il continue, jusqu'à avoir découpé suffisamment de peau pour, d'un seul coup d'ongles, la détacher de la chair, désormais à vif ; le sang coule toujours, Bateman avec son couteau découpe des morceaux de cette chair, et la porte à sa bouche, la mange ; il mâche, il regarde le Patty Winters Show, il est filmé par sa Minox, il tâche sa cravate Valentino Couture, Donald Trump se couvre de sang brun…
Mais cette fin était impossible, Bateman ne peut pas mourir. C'est "Sans issue" ("THIS IS NOT AN EXIT"), disent les derniers mots : le roman est sans fin possible. Et c'est un autre niveau d'American Psycho, un niveau supérieur d'analyse des mœurs et du triomphe des apparences : tout n'est qu'apparences, modes provisoires, adaptations et changements ; et de même qu'on événement international (une prise d'otages aux Philippines, par exemple) ne fait les gros titres que durant quelques jours avant de lasser le public, sans que les otages soient pourtant libérés, de même la fascination pour le mythe de Wall Street (voir le film éponyme, avec Michael Douglas) a beau dater des années 80 et ne plus être à la mode aujourd'hui, cela n'empêche par que les otages sont toujours retenus, que la réalité de cet individualisme se poursuit toujours aujourd'hui ; la fascination pour les golden-boys est peut-être moins forte, mais l'objet monstrueux de cette fascination reste aussi puissant; le pouvoir des finances et des apparences se poursuit, et rien, dans la gangue infernale d'American Psycho, ne laisse prévoir une fin : "this is not an exit", il n'y a pas d'alternative. Telle est la cohérence redoutable d'American Psycho : telle est aussi, malgré sa perversité évoquée (moindre pourtant que celle de Dallas ou CNN), son effrayante honnêteté – réelle et réaliste, loin des jeux d'apparences.
Alors, évidemment, Bret Easton Ellis est pessimiste, cynique, sordide. Et l'on peut imaginer une autre littérature plus heureuse, légère, positive. Mais Ellis a prévu cette dernière objection, dans son système aussi complexe que celui qu'il décrit : tel est le sens de ces trois chapitres consacrés à Genesis, Whitney Houston et Huey Lewis and The News – chapitres contrastants et d'apparence gratuite, mais de même que "six millions d'acheteurs ne peuvent pas s'y tromper" (sur la soi-disante qualité de Huey Lewis), il ne faut pas se laisser berner par le ton admiratif et journalistique de ces lignes : ce n'est pas Ellis mais Bateman qui parle ; ces chapitres sur des groupes à succès, emblématiques des années 80, s'intègrent parfaitement au personnage de Bateman et à son discours, car tout aussi consensuels que les valeurs yuppies, ils symbolisent encore la réussite sociale et la bonne humeur obligée. Et l'analogie est flagrante entre l'enthousiasme creux de ces lignes pour des groupes à la mode et nuls, et les exigences de la mode auxquelles se soumet Bateman : c'est le même langage, la même monstrueuse domination d'une civilisation d'apparences sur les choses les plus corporelles (sexualité, club de gym de Bateman) ; American Psycho est un système langagier cohérent, même aux chapitres n'ayant l'air de rien.
Voilà donc un groupe nul, Genesis ; et voici un roman sérieux et lucide, American Psycho. Car pour Ellis, aujourd'hui, un roman optimiste est un roman aveugle. Le livre doit répondre aux exigences du présent, quitte à négliger la littérature passée, faisant table rase des discours et inspirations étouffants pour, comme le rock en musique, recoller à la réalité immédiate : et "this is not an exit" signifie aussi bien que le livre réaliste n'est pas achevable, qu'American Psycho n'est pas achevé (Bateman apparaît dans Glamorama), que le discours persiste et évolue comme le monde, et que l'illusion donnée par le roman (d'un psychisme – auteur – à un autre psychisme – lecteur, traitant du psychisme perturbé de Bateman : car tout cela, bien sûr, n'est qu'une illusion) est suffisante pour l'heure. "This is not an exit" : le livre se rouvre sur le monde, sur une manière plus vertigineuse et ouverte et réaliste (donc moderne, rock) d'écrire et de lire – libre à soi d'interpréter, de se choquer, ou juste de se fasciner. Ce n'est pas une voie de sortie, peut-on dire, American Psycho n'est pas une voie de fuite : "this is not an exit" signifie aussi "this is not entertainment", ce livre n'est pas un divertissement (à l'opposé de ces boîtes de nuit, de ces gratuités) : mais une entrée vers le monde.
Ellis n'est-il donc, à cause de cela, qu'un témoin de notre société, est-il moins un artiste qu'un sociologue ou un anthropologue (le milieu social de Patrick Bateman a quelque chose d'une caste sauvage) qui répliquerait la réalité ? Evidemment pas. Il apparaît seulement que l'art repasse actuellement par ces sciences humaines ; chez Proust, d'ailleurs, l'analyse de la mondanité dans les salons parisiens poursuivait un projet un petit peu semblable à celui d'Ellis, observateur de la nouvelle mondanité du show-business et des cadres branchés. On peut d'ailleurs trouver des parallèles amusants entre Ellis et Proust : de même qu'Odette utilisait sans cesse des mots anglais, de même le snobisme new-yorkais consiste-t-il à abuser d'expressions françaises. La fascination pour ce monde, chez Proust comme chez Ellis, dévoile en même temps sa vulgarité, son absence de grandeur réelle ; l'homme risque également de se noyer dans les choses temporelles. La fascination pour ce monde, chez Ellis comme chez Proust, dévoile en même temps sa vulgarité, son absence de grandeur réelle ; à la différence près que nos médias diffusent partout les images de cette mondanité. Son spectateur peut donc se sentir frustré ; et cette frustration est un moteur de la psychose, un axe structurant du roman d'Ellis.


[1] Son frère Sean, lui, n'est pas un parvenu, mais (par son caractère et son regard sur Patrick) un véritable hédoniste : "rock'n'roll" (p.296) est sa devise ; Patrick le déteste forcément, car Sean se fiche de son étalage d'apparences (addition laissée bien en vue, discussions sur Trump, …), et parce que Sean, qui entre au Dorsia par plaisir tandis que Patrick (qui voudrait y entrer par prestige) ne peut même pas y entrer, sait que Patrick est "un anthropophage" – la vérité (psychique, logique potentielle) du personnage, que lui seul connaît. Sean est l'envers de Patrick, sa contradiction la moins résoluble (Bateman ne peut évidemment pas le tuer), la confirmation tranchée que Patrick est superficiel, individualiste jusqu'au cannibalisme (annoncé avant même d'être effectif). Sympathique Sean (sun?) : peut-être le seul indice, dans tout American Psycho, que le système ultra-dominateur a des failles, qu'il est possible de le contourner : "rock'n'roll, man!" et non "cool, baby!" (dans Glamorama).

[2] p.31, Evelyn parle, au cours d'une discussion banale :
"-Patrick n'a rien d'un cynique, Timothy. C'est un brave garçon sans histoire, n'est-ce pas, mon chéri?
 Oh non, oh non, me dis-je tout bas. Je suis un maniaque, une ordure de psychopathe.
- Après tout, peu importe, soupire Evelyn."
Et elle parle d'autre chose : une phrase s'est glissée pour dire la réalité de Bateman, mais a aussitôt disparu, sans suites. Même quand il avouera qu'il est un être atroce, personne ne l'écoutera. Sauf le lecteur, ce voyeur.

[3] Ou un autre serial-killer, de préférence contemporain et américain, avec les mêmes caractéristiques : socialement irréprochable, et réellement monstrueux.